L'Apostrophe #10 - Plongée au cœur des classements - Entretien avec Kira Mitrofanoff & Marion Perroud (Challenges)
Entre complexité de création, lutte contre les dérives, pertinence de la recherche et réintroduction de l'employeur au cœur du système : les classements concentrent tous les enjeux.
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100% des étudiants en prépa ECG (anciennement prépa HEC) consultent les classements des écoles de commerce pour choisir leur école. En moyenne sur une échelle de 0 à 100%, ces derniers exercent sur les étudiants une influence supérieure à 80% sur leur choix d’école.
Après avoir publié cet été 3 numéros d’enquête sur les classements des Grandes Ecoles de Commerce, il était essentiel pour analyser le sujet en profondeur de changer de point de vue.
L'Antisèche #8 - Enquête sur les classements des Grandes Écoles de Commerce (épisode 2/3)
Après la publication du premier épisode de l’enquête sur les classements la semaine dernière, voici le deuxième numéro orienté “approche terrain”. N’oubliez pas de vous abonner pour ne pas manquer le troisième et dernier numéro de cette série, à l’issue duquel une présentation synthèse pourra être téléchargée :
C’est pourquoi, quelques jours après l’ouverture de Parcoursup, en pleine période d’inscription aux écoles pour les étudiants en prépa, et peu après la publication du classement Challenges 2025 des écoles post-prépa, Kira Mitrofanoff (KM) Rédactrice en chef, responsable du service Entreprises à Challenges et Marion Perroud (MP) Cheffe de rubrique Grandes Ecoles partagent leur expérience afin de creuser de fond en comble le sujet passionnant des classements.
Bonne lecture !
Produire un classement des écoles de commerce : un travail de longue haleine !
🎙️ HF : Bonjour Kira, bonjour Marion ! Challenges a été l’un des tous premiers médias à publier un classement des écoles de commerce dans les années 80, sous l’impulsion de Patrick Fauconnier. Aujourd’hui, diriez-vous que la mission du classement annuel de Challenges a évolué ?
KM : La longue histoire du classement des écoles de commerce à Challenges, commencée en 1987, en fait un marqueur fort de notre magazine. C’est d’ailleurs le fondateur du journal, Patrick Fauconnier, diplômé de l’ESSEC, qui a initié cette tradition avec des dossiers qui mêlent des tableaux informatifs et des articles de fond. C’est toujours notre façon de faire aujourd’hui avec beaucoup de données accessibles aux lecteurs, pour se forger une opinion, et des enquêtes thématiques ainsi que des reportages. Pour y participer depuis plusieurs décennies, je dirais que les outils numériques nous permettent d’être beaucoup plus exhaustifs et rigoureux dans le traitement des données et leur utilisation pour classer les écoles. Mais la philosophie reste la même.
🎙️ HF : Concrètement, comment construit-on un classement ? On imagine les heures de travail méconnues du grand public derrière la compilation des données et les enquêtes. Pourriez-vous chiffrer le temps de construction du classement annuel ?
MP : Produire un classement comme celui de Challenges s’étale sur environ un semestre. Nous travaillons pour ce faire avec un statisticien tout au long du processus. Un travail de l’ombre qui commence par une phase d’actualisation de nos questionnaires et de nos bases de données de contacts avant l’été. Puis, nous adressons nos questionnaires aux écoles à la fin de l’été.
Une fois la collecte terminée, le plus gros du travail commence pour nous vers octobre avec une longue phase de vérification des réponses et d’échanges avec les écoles à partir de sources internes (interviews de DG ou de responsables de programmes, historiques des réponses, pièces justificatives envoyées…) et externes (CEFDG, open data de Parcoursup, comptes publiés, autres classements, HCERES…). Sur la dernière ligne droite, notre statisticien se charge de corriger des données, si cela s’avère nécessaire en fonction des vérifications, et d’élaborer le classement à partir de la méthodologie que nous lui avons adressée.
KM : Sans oublier qu’en parallèle, entre septembre et fin novembre, nous nous chargeons aussi de la partie éditoriale de ce dossier d’une trentaine de pages qui comprend de nombreux articles serviciels et d’analyse sur les programmes mais aussi des reportages et des témoignages d’étudiants.
🎙️ HF : De plus en plus d’écoles établissent de véritables stratégies de réponses aux médias classeurs, au vu de l’enjeu réputationnel (et commercial) derrière ces publications. Voyez-vous de plus en plus une émergence des « chargés de rankings » dans les administrations d’écoles ?
KM : Non seulement nous constatons une multiplication de ce type de postes mais aussi une grande mobilité des personnes qui les occupent d’une école à une autre. Maintenant, ces professionnels sont pour nous très utiles dans la mesure où nos questions sont techniques (accréditations, durée de grade…) et couvrent un très large spectre de problématiques dont les données sont souvent éparpillées à travers plusieurs services (international, ouverture sociale, recrutement…). Avoir un interlocuteur de référence pour chaque école à même de tout centraliser fait gagner du temps.
MP : Le revers de la médaille est que nous constatons aussi une recherche d’optimisation des réponses en vue de gagner des places dans les différents classements, par exemple sur le montant exact du budget annuel, le nombre de professeurs permanents affectés au programme évalué ou les salaires de sortie des diplômés. Nous ne classons d’ailleurs plus ce critère à cause de ces optimisations.
KM : Sur ce point, nous réfléchissons à de possibles pénalités en cas d’abus manifestes et répétés, qui iraient peut-être jusqu’au non-classement de certaines écoles qui ne jouent pas le jeu de la transparence.
Classeur & Classé : quelles relations avec les écoles ?
🎙️ HF : On imagine aisément la tentation pour une école de faire pression sur tel ou tel critère classant, telle ou telle méthodologie de notation afin d’assurer la bonne performance de l’établissement. Diriez-vous que les écoles sont coopératives dans la réalisation du classement ?
KM : En interview, les directeurs ne se gênent pas pour nous donner leur avis sur les critères qui les pénalisent. Il leur arrive même de pointer des anomalies dans les réponses de leurs concurrents. Par exemple, il y a quelques années, l’introduction d’un critère sur la création de startups au sein des écoles avait donné lieu à une bataille par mails interposés entre directeurs pour savoir qui en avait le plus grand nombre. Nous avions donc alors préféré retirer ce critère.
MP : Sur le volet des questionnaires, les écoles répondent dans l’ensemble à toutes nos questions. Certaines sont néanmoins de plus en plus récalcitrantes à nous transmettre les pièces justificatives demandées comme l’enquête insertion de la Conférence des Grandes Ecoles.
KM : Oui, on sent que le climat se tend sur les données les plus stratégiques. L’an dernier, la Conférence des directeurs d’écoles françaises de management (CDEFM) a d’ailleurs envoyé aux médias réalisant des palmarès un accord de confidentialité nous demandant de “supprimer” (sic) les données collectées au bout d’un an ou encore de ne pas les exploiter au-delà du classement dans d’autres articles d’analyse, ce qui porte une atteinte à la liberté d’informer et à l’indépendance journalistique, au détriment des familles. La CDEFM a finalement rétropédalé mais cela en dit long sur les crispations à l'œuvre au sein des écoles.
🎙️ HF : Je suis obligé de vous demander quelques anecdotes ! Auriez-vous deux ou trois anecdotes à raconter sur d’éventuelles tentatives de pression de la part des écoles lors de la réalisation d’un classement ?
MP : Dernièrement, certaines écoles mettaient en avant le RGPD pour ne pas nous transmettre leurs enquêtes insertion (taux d’insertion, salaires de sortie…) invoquant la protection des données de leurs étudiants, alors que ces enquêtes sont complètement anonymisées et que les écoles ne se gênent pas, par ailleurs, pour faire la publicité des données relatives aux salaires ou aux taux d’emploi sur leurs sites. Sur le coût total de la scolarité, beaucoup ne comptabilisent pas le coût de l’année de césure alors que nous le leur demandons expressément. Il faut souvent repasser derrière.
Informer et perfectionner : comment lutter contre les dérives des classements ?
🎙️ HF : Dans l’espace médiatique, il fleurit des classements de tous niveaux de qualité. Certains médias peu scrupuleux n’hésitent pas à commercialiser leurs classements. Mais ces pratiques sont bien souvent totalement ignorées des parents et des étudiants, qui en sont les utilisateurs finaux. Comment éduquer le grand public à ces pratiques, et mettre davantage en valeur les publications sérieuses ?
KM : Nous ne pouvons que regretter ces dérives qui soulèvent des questions déontologiques. Notre principal levier d’action est aujourd’hui la plus grande transparence sur notre méthodologie et notre manière de travailler. À Challenges, par exemple, aucune école ne nous paye pour être classée ou conseillée pour gagner des places. Nous touchons effectivement des revenus publicitaires de ces acteurs, mais la rédaction découvre les publicités le jour de la publication. Inversement, la régie découvre le classement au même moment. Il existe vraiment une muraille de Chine entre nos deux services et heureusement.
🎙️ HF : Parmi les classements francophones, le classement Challenges est pour moi le plus travaillé et dont la méthodologie est la plus approfondie. À moyen terme, comment Challenges pourrait réussir à imposer davantage son classement et sa vision sur la scène française ?
MP : Nous travaillons beaucoup pour améliorer chaque année nos classements et nous différencier des autres. Cette année, nous avons par exemple créé un classement spécifique sur l’ouverture sociale des écoles post-prépa avec Article 1, accompagné d’une remise des prix au Grand Salon des Grandes écoles. Pour nous faire davantage connaître, nous comptons par ailleurs faire vivre ces classements tout au long de l’année sur notre site web avec des rebonds sur des thématiques comme les frais de scolarité, l’international ou encore la sélectivité.
KM : Notre partenariat avec l’agence AEF qui exploite les données de notre classement des écoles de commerce nous permet également de mieux mettre en valeur notre travail auprès d’une communauté professionnelle qualifiée.
🎙️ HF : En parlant de méthodologie : cette année Challenges a amélioré et complexifié sa méthodologie en introduisant des scores normalisés sur les critères pertinents. Comment cette évolution – que vous êtes les seuls à mettre en place en France ! – s’est-elle reflétée dans le palmarès ? Avez-vous eu des retours des écoles à ce sujet ?
MP : Pour le moment nous n’avons pas eu de réactions. Historiquement, nous attribuions par exemple dans le classement des écoles post-prépa pour chaque critère une note de 1 à 22 points, 1 pour le score le moins bon, 22 pour le meilleur. Cette méthode était biaisée dans deux cas de figure : quand les écarts sont très importants entre le groupe de tête et les suivants et quand les écarts sont a contrario très faibles d’une école à une autre. La normalisation présente l’avantage de coller davantage à la réalité des écarts qu’ils soient importants ou faibles. Par exemple, dans le classement des bachelors, sur le critère du taux de mentions Bien et Très bien au bac des candidats intégrés, deux écoles se distinguent très nettement avec des taux dépassant les 80%. Elles ont obtenu la note maximale. En revanche leurs challengers directs sont très nettement en dessous et n’obtiennent pas juste 1 point de moins mais beaucoup moins.
Disparition de la recherche et émergence du feedback : à quoi ressemblerait le classement de demain ?
🎙️ HF : Nous savons que la quasi-totalité des étudiants consultent les classements, qui exercent une forte influence sur leur choix d’école. Nous savons aussi que les critères classants de manière générale produisent depuis des années des réactions stratégiques de la part des écoles (développement de la recherche notamment). Comment peut-on concilier la nécessité de produire pour les étudiants des outils d’orientation (afin d’identifier les formations de qualité dans un marché de plus en plus concurrentiel et à l’offre difficilement lisible), et en même temps limiter les efforts des écoles pour améliorer leur position sur certains critères qui ne reflètent pas les réels enjeux du marché ?
KM : Nous sommes conscientes de notre rôle de prescription sur le marché et nous l’assumons, en particulier sur des critères comme l’ouverture sociale et la RSE, qui pèsent de plus en plus lourd dans la notation. C’est un engagement lié à l’ADN de Challenges, qui a toujours été très vigilant sur ces questions.
Nous avons aussi fait le choix de multiplier les critères (nous en avons 18 pour le classement des écoles post-prépa), afin de valoriser la diversité des écoles au niveau de leurs stratégies à l’international, en matière de sélectivité, ou encore d’apprentissage. Une école peut être pénalisée sur un critère et pas sur l’autre.
MP : Nous avons aussi fait le choix de ne pas encourager certaines pratiques que nous jugeons moins pertinentes pour l’expérience des élèves comme la recherche. Challenges ne classe pas le nombre de publications des professeurs chercheurs par exemple. Nous sommes plus attentives au taux d’encadrement, qui est un bon indicateur de l’accompagnement.
KM : Nous aimerions par ailleurs davantage valoriser d’autres critères comme la satisfaction des étudiants sur leur campus, l’engagement environnemental, le dynamisme de la vie associative voire le retour sur investissement pour chaque école, mais nous n’avons pas trouvé pour l’heure d’indicateurs suffisamment fiables et pertinents pour y parvenir.
🎙️ HF : Dans notre enquête sur les classements, nous avions montré que la reconnaissance de l’école par les employeurs constituait en moyenne systématiquement l’un des 3 critères les plus importants pour les étudiants dans leur choix d’école. Aujourd’hui en France comme à l’international, cet angle « employeur » n’est presque jamais pris en compte. Pourrait-on imaginer un jour un classement Challenges des écoles selon les avis d’un panel représentatif d’employeurs ? La réalité du marché de l’emploi pourrait bien réserver quelques surprises, après des décennies de classements ayant occulté ce paramètre pourtant crucial !
KM : C’est une piste intéressante et qui pourrait effectivement révéler des surprises et nous faire renouer avec une tradition perdue. Dans les premières années du classement, l’évaluation des salaires d’embauche des diplômés était faite en partenariat avec de gros cabinets recrutement comme Hays Group qui plaçait des étudiants en entreprise.
MP : On peut aussi espérer que la plateforme gouvernementale d’open data sur l’insertion “Insersup” puisse fiabiliser les données salariales dans les années à venir et nous permettre de mieux prendre en compte la valeur qu’accordent les employeurs aux diplômés de telle ou telle école. C’est eux qui ont d’une certaine manière le final cut sur la ligne d’arrivée.
Ce numéro touche désormais à sa fin. Joyeuses fêtes de fin d’année à tous les lecteurs !
Hugo
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